Thursday, September 21, 2006

ACTE I - EPISODE DEUX

L'été se meurt doucement, sans bruit ni autre artifice que celui de ses pâles dorures d'automne. M. De St G. finit sa tasse de café, jete un dernier regard à l'océan qui lui fait face et rentre dans la chambre. " Life is contrast," murmure-t-il songeur. La pièce est en effet aussi sombre que le temps dehors est clair, son esprit aussi confus que sa silhouette est harmonieuse. Elle dort en travers du lit, vêtue d'un pyjama en soie bien trop grand. Où a-elle pu le trouver ? Chez ses parents peut-être ? … Il la revoit, deux ans plus tard, deux fois plus belle, au bras d'un autre ... Peut-être l'aime-t-il et qu'il ne le sais pas encore ? ... Il sent décidément bien seul au milieu de cette foule ...

... Mais qu'est-il seulement ? Cogito ergo sum. Mais c'est un peu trop facile. Pense-t-il vraiment par lui-même, ou n'est-il qu'un simple cobaye dans un baquet d'expérimentation à l'échelle de la Terre, jouet tourmenté d'un démiurge fou à lier ?

M. De St G. est donc allé voir son médecin. Il appréçiait pourtant plus ce dernier pour le bon goùt dont il faisait preuve dans son habillement, que pour ses remarques ( toujours vraies ) et ses conseils ( éternellement intelligents ), cette manie en fait de se prendre pour son psy et son gourou à la fois, d'avoir toujours raison. Ce matin, De St G. entra donc un peu fatigué dans le cabinet pour en sortir officiellement dépressif et gratifié d'une monstrueuse ordonnance de médicaments aux noms barbares. Il se dit que ce n'était pas en ingurgitant des formules chimiques tordues, en poudre ou en cachets, qu'il guérira de cette langueur, mais qu'il devrait plutôt s'acheter une nouvelle paire de chaussures. C'était plus agréable comme traitement, et pas forcément plus onéreux ...

Mais M. De St G.doit être plus malade qu'il ne le croyait. Il s'est en effet offert pas une, mais deux paires de chaussures, plus trois chemises, deux pantalons pour aller avec les chaussures, et surtout un manteau extraordinaire en tweed, à mi-chemin entre la gabardine et la redingote, entre le manteau d'hiver et le pardessus chic. Drapé dans sa dépression ainsi l'antique sénateur dans sa toge pourpre, De St G. la porte fièrement, nouvel égire baudelérien en ce nouveau siècle maudit.

Grand-père est mort il y a deux jours, et c'est ce que l'on pourrait presque appeler une circonstance aggravante. Surtout si l'on ne l'a presque jamais vu, ce qui en a fait un mythe. Et se dire que l'on a peut-être raté l'occasion de rencontrer quelqu'un de vraiment intéressant peut provoquer un sentiment de frustration chez le sujet, lui a expliqué le médecin. Frustration qui exacerberait le penchant dépressif de De St G. D'où ladite dépression. CQFD. "Ou pas ..." Car cela réduirait M. De St G. à un attardé mental au niveau relationnel, ce lui semble tout de même un peu exagéré, objectivement analysé. Il doit y avoir une autre raison, plus complexe et plus romantique.
M. De St G. resort pour acheter quelques livres et magazines car il adore se poser sur une terrasse avec un bouquin et regarder les gens, une tasse d'expresso à la main. Sur les avenues et dans les parcs, les arbres se consument violemment en un chatoyant sacrifice de leur verdure, avant que ne vienne l'hiver.

M. De St G. "s'installe" dans le café. Comme à son habitude, il transforme la petite table de la terrasse en un fatra extraordinaire d'accessoires, utiles ou inutiles, qu'il transporte toujours avec lui. Une jeune parisienne ne cesse de le regarder du coin de l'oeil, probablement quelque peu intrigué. Enfin, c'est ce qu'il imagine, car le visage de la fille en question est complêtement masqué derrière de larges et insolentes lunettes de soleil. Elle fume de longues cigarettes, balancées d'une main fine d'un bout à l'autre de la table, rythmant d'un geste élégant sa conversation avec un dos féminin vêtu de pois bleus roi sur fond blanc. M. De St G. commande un expresso avec un verre d'eau, ainsi qu'un paquet de cigarettes de luxe, les seules disponibles dans ce café. Ce qu'il préfère dans l'acte de fumer, c'est ce court instant de gaspillage pur, ce frémissement léger aux premiers rougoiements du tabac, cette brume blanche létale qu'il s'amuse à expirer par à-coups, avec un plaisir un peu gamin, cette sensation égoïste de consommer du temps, de détruire sans but, de dépenser pour de la fumée et de vivre dans l'éphémère. C'est pour cela que M. De St G. fume très peu, afin de ne jamais transformer ce moment exquis en une grise habitude.

Un portable blanc vibre sur le fer forgé de sa table. Elle regarde le nom qui s'affiche sur l'écran, compte machinalement jusqu'à cinq, puis décroche. M. De St G. ne peut s'empêcher d'écouter la conversation…

"Oui ?"
"..."
"Oui, ça va un peu mieux... Je suis sur la terrasse du ***. "
"..."
"Avec MJ."
"..."
"C'est tout, oui ! On prend un coca light, il faisait trop chaud chez moi."
"..."
"..."
"Je sais pas trop. Demain, peut-être..."
"..."
"Je sais."
"..."
"..."
"Si tu veux. Moi, ce type m'emmerde, mais si tu le trouves sympa..."
"..."
"Evidemment. Bon, je te laisse..."
"..."
"Je t'aime moi aussi. A ce soir. Bisous."


Voila. Fin de non-recevoir. Sans appel et définitif. M. De St G. redescend sur Terre. C'est à chaque fois un peu douloureux. Il pense tout-à-coup à Jim Carrey dans Eternal Sunshine Of The Spotless Mind quand il se demande pourquoi il tombe toujours amoureux de toutes les filles qui font un peu attention à lui. C'est exactement la citation qu'il fallait. S'il voulait écrire un bouquin, ce serait un peu léger comme référence culturelle, mais seul dans son cerveau, De St G. n'a aucun complexe à la penser, à la redire tout bas, à se remémorer ce passage du film, Jim avec son vilain bonnet et sa tête de chien battu. A-t-il la même expression ? Les deux filles se lèvent. M. De St G. soupire silencieusement. Mais le dos à pois ne se retournera jamais et les yeux derrière les lunettes-mouche ne se révèleront pas non plus. De St G. en ressent un tel désespoir qu'il croit de bon ton de se prétexter fatigué et de retourner chez lui somnoler dans son salon.

Ce soir, 20h30, concert. Il a accepté de venir jouer en semaine dans un café lounge que tient à temps partiel un de ses anciens amis de fac. Il connaît désormais son répertoire parfaitement, et le trac avant de jouer a presque complêtement disparu. Jouer est devenu pour lui une manière agréable de financer une partie de son train de vie un peu trop décadent et luxueux. Ce soir Guillaume l'accompagnera à la basse comme tous les autres soirs. Cela fait plus de six mois qu'ils font des concerts tous les deux et leur duo ne fonctionne pas trop mal. Des reprises de Radiohead et de Pink Floyd en acoustique, quelques compos calmes. Parfait pour ce genre d'endroit et de fréquentation.

Les deux musiciens se retrouvent devant la station de métro Odéon. Le café où ils doivent jouer ce soir n'est vraiment pas très loin. Un temps d'hésitation devant la porte vitrée qui laisse apercevoir les gens installés à l'intérieur, probablement en train de discuter de la future prestation, s'apprêtant à critiquer aussi violemment qu'ils pourraient aduler. M. De St G. sent monter en lui une vague de mépris, d'écoeurement à cette idée, vite ravalé avec excitation. Il l'a vue. Elle. La fille de ses souvenirs de vacances. Diane. Elle est presque aussi belle que dans ses souvenirs, mais mieux habillée et plus gracieuse. C'est un petit halo de lumière langoureux qui brille courageusement au milieu de post-ados bien habillés, mais ternes et médiocres. De St G. pousse la porte, il la regarde, un serveur vient l'accueillir, suivi du patron. Elle l'aperçoit enfin, le reconnaît, lui sourit gentiment. Une bouffée de chaleur l'étouffe presque, puis lui rend son assurance. Déjà des gens se lèvent précipitemment pour avoir les meilleures places ou pour le saluer. Les spectateurs sont étranges, comme déjà un peu ivres, tournant entre les tables, les yeux hagards, un peu désoeuvrés.
De St G. s'assoit directement sur le tabouret que l'on lui a réservé à côté de la console, pour qu'il puisse contrôler lui-même le son, voire le modifier. Il branche sa guitare, l'accord sonne, étranger, au milieu de la fumée diaphane qui nappe la pièce. Elle prend le visiteur comme une vague, l'étouffe, l'aveugle, et le recrache, initié au milieu des initiés, au milieu d'une pièce ovale, vermeil et or comme le serait l'uniforme d'un jeune officier napoléonien décadent et meurtrier, blasé et arrogant. Tel semble être aussi l'état d'esprit des gens qui observent désormais M. De St G. C'est le moment de commencer à jouer.

La petite foule se disperse lentement et se redispose aux premières tables. De St G. a chanté et joué, on a applaudit, sifflé, boudé, pleuré même, mais discrêtement, avec cette pudeur extrême qui le tue en ce moment. Car De St G. s'est éviscéré minute après minute, tentant d'exorciser son spleen, cette tristesse, cette langueur mélancolique qui l'étouffe, qui l'empêche de vivre vraiment, et qui lui arrache des larmes de rage. Et ce soir, comme tous les autres, les gens repartent, satisfaits, sans le moindre remord de s'être repu de M. De St G. Le spectacle est terminé. Les artistes disparaissent de la scène. Et qui imaginerait que la tristesse qu'ils chantaient tout à l'heure sous les feux, ce mal qui les ronge, les suive dans les ténèbres des coulisses et du quotidien poisseux ?
Au moment de revenir dans la salle principale du pub, De St G. est pris par le bras par une fille qu'il a vaguement rencontré une fois à une soirée un peu minable, et qu'il a aussi vaguement dragué. B. le traîne à sa table, l'exhibe fièrement devant ses amis, s'assied sur ses genoux, le fait boire dans son verre, puis l'embrasse. C'est aussi à ce moment que M. De St G. retrouve Diane du regard, les bras serrés contre sa poitrine, les cheveux en bataille devant ses yeux brûlants de ressentiment, terriblement accusateurs. De St G. a soudain envie de se lever, de gifler et de repousser ce parasite hideux de médiocrité qui l'enlace en ce moment. Il voudrait rejoindre Diane et la prendre dans ses bras, délicatement, comme l'on cueille une frèle rose sur sa tige, sans perdre le moindre pétale. Il lui dirait des je t'aime dans le creux de son oreille et elle sourirait légèrement, gardant ses beaux yeux clos.
Mais il se contente de la saluer d'un sourire un peu triste. Elle incline un peu la tête et se retourne alors, vaguement écoeurée. De St G. se lève lentement de la banquette, prend sa veste et sa guitare, et quitte les lieux. Il appelle un taxi au bord des larmes et de la crise de nerf. Une envie de s'endormir et de tout oublier. Une envie de sombrer définitivement dans cette dépression qui le hante et de se noyer avec délice dans cet océan de décadence noire si tentante.

3 comments:

Anonymous said...

Et bien voilà...:)
ca valait vraiment la peine d'attendre...

Anonymous said...

... et maintenant on attend la suite.
c'est chiant les lecteurs...
ça en veut toujours plus :-)

Jr said...

Elle arrive, elle arrive ... ;-)