Monday, July 03, 2006

ACTE I


M. De St G. avançait sur une allée étroite bordée d'un côté par la rive du Grand Canal et de l'autre côté par des bois élégants. Drapé frileusement dans les pans de sa gabardine bleu nuit un peu trop large pour lui, il prenait soin de ne point maculer de terre humide ses mocassins de cuir fin, décidément peu adaptés à une promenade tardive dans le Parc après une averse. L'esprit concentré à la fois par ce que venait de lui dire Héloïse et par sa marche de jeune chat discret, il ne s'aperçut pas tout de suite du drame qui se jouait, comme tous les soirs en ces lieux. Car le Soleil, ayant fait la cour tout le jour aux Arbres hautains, attendait toujours le soir pour embraser les feuillages des peupliers dans un jaillisement de flammes mordorées, holocauste d'amours virtuelles élégiaques.
M. De St G. s'arrêta un instant, posa sa main sur le tronc de l’arbre en feu et leva les yeux vers le Château. La beauté presque surnaturelle du spectacle de ce brasier d'illusioniste le sortit de ses pensées stériles. Le vent jouait autour de lui et dans les branchages dorés, une sonate délicieusement apaisante. Nonobstant la boue, oubliant quelques temps celle qui le faisait tant souffrir, l'artiste s'assit sur l'herbe émeraude, scintillante dans son écrin de perles de pluie. Ainsi ce soir-là composa-t-il comme rarement il n'avait jamais composé. Il écrivait désormais commme un Néron moderne devant sa Rome en proie à la pyromanie créatrice : pris par la passion transcendante de la poésie, l'homme se consumait lentement pour se laisser renaître, plus neuf et plus beau.

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Suivant machinalement des yeux le sillon aveugle que traçaient les gouttes sur la vitre du taxi, M. De St G. songeait à cet étrange fin d'après-midi, cette communion sylvestre, presque charnelle. Violente, choquante, inhumaine, païenne. Il serra instinctivement contre lui ses carnets où il avait noté pensées, quatrains, dessins, lignes de solfège esquissées dans les marges. Il se sentait apaisé, comme soulagé d'avoir ressenti une fois encore cet élan poétique schizophrène, de plus en plus rare ces derniers mois. Trop occupé à distraire son esprit. Il sortait trop, il buvait trop, ne fumait plus assez pour calmer ses nerfs et ne dormait plus du tout.
"Normal", se prit-il à penser.
Mais quel névrose de son inconscient avait vomi en son âme cette romantisme létal ? Qui avait fait éclore cette rose noire vénéneuse aux ramifications dévorantes ? Il pouvait presque sentir ses lianes enserrer, enchaîner, ligaturer ses os, sa chair meurtrie par la mélancolie. Peut-être que la source de ce spleen effroyable avait pour nom Héloïse. Mais peut-être n'était-elle en réalité qu'une couverture factice, un alibi à sa terrible envie d'aimer une femme. Car à la recherche de la féminité déifiée, M. De St G. se sentait dépérir dans sa quête d'un absolu amoureux grandiose et destructeur, d'un alter ego féminin, d'une Vénus de Metropolis. Peut-être même que cette souffrance romantique à l'extrême lui était désirable et n'était que l'ultime lien à son instinct de conservation. Et Héloïse n'était-elle donc que le simple reflet de son animalité ?

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M. De St G., masochiste autoproclamé donc, se réveilla tard dans la matinée. Il avait travaillé jusqu'à l'aube pour donner un cadre parfait à ses compositions, sans y réussir complêtement évidemment. Il but une gorgée de café froid dans une des nombreuses tasses qui se répondaient en un léitmotiv décoratif mais original dans l'appartement. Vivifié par une courte douche, il enfila un pantalon noir cigarette et un polo blanc, attrapa sa saharienne sous le bras, un bouquin de poésie et son Nano, et sortit.
Ainsi prit-il la direction du café de la rue St G*** et s'installa à l'une des tables du fond. Suivit alors ces quelques minutes de vide entre le moment où vous vous êtes assis et celui où le serveur se décide à se déplacer vers vous pour enregistrer la commande. " Quel con", pensez-vous alors agaçé du manque de servilité évident de ces gens. Mais De St G. n'était jamais agaçé. De plus, il se sentait trop las aujourd'hui pour feindre l'impatience. Il commanda, environ vingt minutes après son arrivée, une grande tasse de café brézilien, du jus de kiwi, un peu de chocolat noir amer. Il enfonça ses écouteurs dans ses oreilles encore endormies, esquissant un léger sourire en reconnaissant le son acide des guitares de Sonic Youth. Brute, mais toujours raçée, la musique du groupe indé new-yorkais remplissait d'envie De St G., pour le côté punk intello progressif surtout.
En ce moment il relisait les poèmes de *** avec la même innocence que lorsque qu'il se réfugiait, jeune étudiant, dans les amphis à moitié vides des universités parisiennes pour lire de la poésie et de la littérature, refusant de se ranger dans le monde d'efficacité et de matérialité qui semblait l'attendre.
"Ce béhémoth ... ", laissa-t-il échapper dans un souffle.
Devenu pleinement artiste, d'abord pour étancher sa soif maladive de créer, puis pour lui permettre de conserver cet écran de superflu entre le monde réel et son imaginaire, De St G. avait opté pour la musique et la composition romantique rock. Un de ses amis avait dit de lui, " un Tom Yorke avec l'apparence d'un mannequin de Prada et la guitare des Velvet ". Curieux mélange. Qu'était-il donc vraiment ? Un subtil patchwork de genres ? Trendy ou suranné ? Original ou originel ? Artiste ou plagiat ? Bande-annonce ou générique ?

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Héloïse arriva trois quart d'heure plus tard. Comment décrire ce flou éblouissant mais étourdissant qui balaye toutes les couleurs, les odeurs, les impressions à chaque fois qu'elle rentre dans une pièce, pour les transformer en un ballet surréaliste, purée de folie enfantine et de luxe désabusé ? Elle était habillée d'un jean slim et d'un haut à pois noir sur fond blanc, ample et trop court à la fois, parfaitement sage et ainsi terriblement provocateur. Traînant à son bras un énorme sac blanc, elle se campait sur ses minuscules ballerines dorées, observant d'un sourire éclatant de fossettes M. De St G. resté assis. Il ne savait pas si c’était sa beauté ou si c’était son aura extraordinaire qui la rendait si désirable et si terrifiante à la fois. Il se sentait tout d'un coup réduit à la position d'un pion ou même d'une proie et il savait qu'il ne pourrait résister longtemps à ses assauts si un miracle ne se produisait pas dans les minutes qui allaient suivre.
Le miracle ne vint pas, et Héloïse obtint de son "rockeur préféré" qu'il l'accompagne à une de ses soirées parisiennes pleines de bruit, de lumières électriques et de luxure suintant des murs épais d'appartements sans fin. De ces soirées où toute la scène alternative rock fashion traîne son ennui d'être en vie, mais aussi sa morgue et son insouciance aux portes d'un monde qui se perd dans ses propres paradoxes et ses syllogismes mortifères.

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M. De St G. buvait son café, froid une fois encore, par de petites gorgées pleines de cette lassitude qui plie tranquillement toutes nos joies en ternes habitudes. Il n’osait écouter et encore moins regarder l’espèce de fashion-gorgone qui s’étalait sur sa banquette avec la souplesse d’un félin prédateur. Son sourire, les canines découvertes, le mettait décidément mal à l’aise, l’intimidait aussi.
" Tu es très belle aujourd’hui," osa-t-il péniblement, soudain choqué de son outrecuidance. Héloïse se contenta de le regarder avec le même sourire en coin, la même dent perlée mordant délicatement l’incarne sublime de ses lèvres. Puis elle haussa légèrement les épaules, faisant voler la vapeur blonde de sa chevelure d’un air de dire " Evidemment !". C’est ce que De St G. préférait chez elle, cette superbe authentique, comme un incroyable doigt d’honneur à la plèbe hideuse et vulgaire. Pourtant, à ce moment-là, De St G. crut déceler dans ses yeux une envie plus profonde, mais aussi plus douloureuse que le simple flirt. Mais lui, il lui en voulait toujours pour l’avoir déstabilisé à ce point et ne répondit point à son appel muet.
" Il semblerait que notre relation soit voué à un éternel jeu d’attraction-répulsion, dans une sorte de no man’s land dans l’amour conventionnel. C’est vraiment chiant... Je n’arriverai jamais à lui avouer que je l’aime, et elle, elle est décidément trop orgueilleuse pour l’admettre," songeait De St G. en finissant son café.

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Héloïse, partie, subsitait auprès de lui à sa table gràce aux effluves de son parfum, lourd et capiteux, semblable à une riche et épaisse ouate de cachemire, douceureux, chargé de fragrances presque imperceptibles mais incroyablement sensuelles. M. De St G. était vraiment amoureux d’elle, il en était sûr désormais. Ce soir, il faudra le lui dire, cela devenait urgent. Pourtant il appréhendait toujours ces soirées, surtout pour la réputation de connard talentueux qu’il s’était faîte.
Quand il fut rentré dans son appartement, il jeta sa veste, restée inutile ce matin, la douceur printanière accueillant les premiers rayons d’un soleil estival. Il aggrippa sa guitare, un cadavre ivre-mort appuyé sur un mur de l’entrée et s’enferma dans son "boudoir", ainsi qu’il avait surnommé sa salle de répétition qui faisait également office de modeste studio. Il s’affala dans un massif club marron fauve, les yeux clos, toutes ses pensées concentrées sur cette soirée, sur ce qu’il devrait faire et dire, ou plutôt ne pas faire et ne pas dire.
Il se leva plusieurs fois, nerveux de rester inactif alors que ce soir jouerait-il peut-être le plus grand rôle qu'il n'ait jamais osé incarner. Sur ce point-ci, il n’avait pas complêtement tort, d'ailleurs. Mais l’amour est une chose curieuse, qui se joue de toute velléité de subordination. Et De St G. le savait pertinement. Aussi prit-il un livre au hasard, sur une commode, sur une étagère, sur un fauteuil, ou sur une table basse. Mais jamais il n’arriva à lire plus d’une page cet après-midi.
"Together we will fuck off the world as we have never done before ", chantait Jim. A défaut pourrait-il au moins consacrer son après-midi à trouver une tenue décente pour la soirée. Il vida pour cela son armoire et sa penderie, éternel insatisfait de garde-robe comme tout véritable esthète. Il choisit finalement de garder le pantalon noir et de mettre un pull en cachemire à col roulé noir également, classique du genre mais toujours élégant, avec par-dessus un imperméable beige cintré, parfait pour ce genre de temps et de soirée. Quelque peu calmé, M. De St G. s’aperçu alors que le jour agonisait à sa fenêtre. Héloïse ne tarderait pas à venir le chercher. Il se demanda à ce propos si elle avait déjà revendu sa Mini, si elle avait réservé un taxi.
FIN DE L’ACTE I

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