Tuesday, July 25, 2006

ACTE III


L’avenue était balayée par une pluie orageuse. Elle ressemblait au pont d’un gigantesque vaisseau en perdition au cœur d’une effroyable tourmente, recouverte par des vagues de pluie. Ses arbres étaient ployés par la fureur du vent comme de hauts mâts craquants, se courbant sous la tempête. M. De St G. avait refusé le taxi que lui proposait le domestique en livrée à la sortie. De larges gouttes chaudes venaient s’écraser sur son manteau comme des éclaboussures grises sur la toile crème, et les bourrasques de vent jouaient avec les pans détrempés, battant le tissu sur ses jambes flageolantes. Cependant De St G. ne remarquait rien, ou plutôt, il voyait bien la pluie qui l’inondait, il sentait bien le vent qui le poussait, mais comme au travers d’une vitre de train filant à travers les prairies. Il se sentait hors de ce corps, de ce personnage qu’il s’était prit à haïr profondément, plus que quiconque sur cette terre. Il aurait tellement voulu être autre. Une autre comète, plus simple et plus colorée, traversant plus vite et plus facilement l’espace de la vie.
M. De St G. eut une terrible envie de s’écrouler sur le macadam tiède et ruissellant et de pleurer sa vie gâchée, noyée par l’égotisme, la superficialité et le mépris. Seule la vue d’un couple sortant bruyamment et joyeusement dans un chatoiement de lumières chaudes le força à garder contenance et à faire semblant de se promener d’un pas nonchalant. De St G. préfèra s’asseoir sur un vieux banc vert sombre entre deux marroniers frissonnants au vent. Perdu dans son délire il ne remarqua pas une fois encore la jeune femme du concert qui lui avait adressé un regard si troublant, si étrangèrement familier, que De St G. avait battu en retraite plutôt que de l’affronter.
" Cela vous dérange si je m’assois à côté de vous ? ", fit-elle en refermant son parapluie, offrant ainsi son corps aux eaux torrentielles.
" Oui," songea lâchement M. De St G., avant de la gratifier d’un faîble sourire accompagné d’un simple geste de la main lui proposant de s’asseoir.
" Je m’appelle Kate Witnoy," lâcha-elle en guise de présentation, avec toujours ce léger accent qui arrondit délicieusement les syllabes, faisant jouer sur ses joues en ce moment une fossette triste. " Vous m'accompagnez ? On ne peut pas rester là …", ajouta-t-elle avec une petite moue mélancolique.
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M. De St G. presse machinalement les écouteurs de son Ipod dans ses oreilles, comme pour s'enfoncer plus violemment dans le crâne la musique hypnotique de God Speed You Black Emperor, ovni-rock électro, mystérieuse visionnaire de l'âme humaine. Sa course rythmée suit les battements sourds de la basse. Ses bras, métronomes de chair, propulsent tout son être dans cette fuite absolue et la rendent presque irréelle, comme affranchie de toute dimension temporelle.
" Si je veux la rattraper, j'ai intérêt à passer par la rue de Rennes ", réfléchit De St G tout en essayant de conserver un souffle régulier, pour tenir.
Les souvenirs d'elle lui viennent par fragments, épars, comme si l'on avait jeté des piles de photos de polaroïd sur le sol. D'abord lui revient l'image de sa silhouette mince, presque fantômatique, aggrippée à son bras pour ne pas glisser sur le boulevard noyé par les pluies orageuses. Une marche silencieuse dans un Paris désert, trouble, et sombre et lumineux à la fois. Un Paris qui s'endormit dans les eaux, un Paris qui les enveloppa et les aspira dans la nuit, ces deux êtres qui se croyaient las de jouer à vivre et qui s'apprêtaient à redécouvrir l'émotion toujours vierge de l'amour.
Cette première rencontre semble maintenant encore proprement "magique", alors que M. De St G. s'épuise dans une course effrénée pour rattraper Kate qui s'enfuit en train rejoindre son époux à Londres.
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" Ce soir-là, elle a dormi dans ma chambre, ruissellante d'eau et de tristesse. Pete et Kate s'étaient mariés il y a à peine sept mois. " You know, le type qui chantait dans le groupe avant que tu n'arrives, c'est mon mari …". Oui, je le connaissais bien ton mari. Il est même parti avec mon ex-future-petite amie. Je me souviens m'être enfonçé dans le cuir fauve usé de mon club dans le couloir de l'entrée, près du vitrail, renversant une tasse de café froid sur des partitions en vrac à mes pieds. Je me suis roulé dans mon imper et j'ai pleuré silencieusement dans le noir. Par hoquets discrets, avec peu de larmes, pleurant sur moi-même, égoïste et aveugle que j'étais, pleurant la mort de ma chimère amoureuse. Je n'eus à ce moment aucune pensée pour Kate, incapable d'imaginer que son calvaire à cette heure puisse être autant sinon plus douloureux que le mien."
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M. De St G. ralentit son allure inconsciemment, alors que les souvenirs lui deviennent de plus en plus clairs et précis.
" Réveil le lendemain en début d'après-midi sous un soleil encore pâle, bien que l'éphéméride indiquait fièrement le début de l'été. Je me rappelle la façon qu'avait Kate de dormir, s'appropriant toute la largeur du lit, ayant rejeté dans son sommeil les draps qui la couvraient. Je la trouvait ainsi allongé sur le dos, son visage caché par ses longs cheveux sombres, si fins qu'ils semblaient presque irréeels, tissu fantômatique et obscur. Elle n'avait gardé que son pantalon et son dos nu s'offrait à mes yeux, ainsi une sculture parfaite dans un marbre chaud et velouté, les vertèbres délicatement dessinées. Le lourd rideau de ma chambre était entrouvert et un rayon de soleil malicieux jouait avec les fossettes de son corps encore endormi."
" Combien de temps est-elle restée chez moi ? Trois jours, deux semaines, un mois ? Je ne sais …Fourbe Chronos. Et quand suis-je vraiment tombé amoureux d'elle ? Le premier soir ? Ou le lendemain lorsqu'elle s'est levé lentement du lit pour m'embrasser, une étrange lueur dans ses yeux verts d'eau aux reflets dorés ? Quand je la pris par la main pour la guider dans les innombrables rues de Paris, l'invitant dans tous mes endroits préférés, ces petits cafés intimistes à la décoration lounge ou au contraire, au style Louis XVI décadent, ces terrasses chics inondées de soleil donnant sur des trottoirs animés, mais aussi quelques carrés de pelouse verte inconnus des touristes et de la foule proche de l'Ile-de-la-Cité ? Ou alors quand elle me joua Sunday Morning sur ma guitare acoustique un peu désaccordé dans une reprise sensuelle et romantique que n'aurait sûrement pas renié Lou ?"
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Comment retranscrire l'avalanche de souvenirs qui déferlait désormais, destructrice, à l'intérieur de la tête de M. De St G. ? Il arriva devant la gare, haletant. La musique avait changé et l'ambiance, également. En effet, c'était The Subways qui résonnait dans ses écouteurs. Leur rock garage minimaliste mais terriblement efficace avait électrifié l'atmosphère autour de De St G. Il n'était plus question de la laisser partir : devrait-il perdre un poumon dans sa course, il la rattraperait pour vivre avec elle pour toujours. Il l'aime, c'est évident. Peu importe ce qu'elle lui a dit ce matin, il la ramènerait à la raison. Comment peut-elle lui préférer ce Pete qui l'a trompée sous ses yeux ? C'est ridicule …"Ou pas …"
La gare est immense, le toit est beaucoup plus haut que M. De St G. l'avait imaginé. Les gens se bousculent sans se voir, se croisent sans se saluer, le monde tourne ainsi, individualiste et impersonnelle en même temps, bien que De St G. ne puisse s'y habituer. Où est-elle ? Des centaines, des milliers de gens grouillent dans le hall. Il ne la voit pas. Il consulte le tableau d'affichage, les yeux levés sur les grosses lettres blanches qui tourbillonnent sans cesse, la nuque ployée en arrière comme ses voisins.
" Son train part dans sept minutes," calcula-t-il rapidement, retirant inconsciemment ses écouteurs. Car, la pièce se terminait ici, dans ce hall, et c'était désormais à lui de choisir la fin. Plus de musique, plus de magie, plus de métaphores trompeuses. La vie, la vrai vie, brutale, poisseuse du quotidien, terrifiante et sans rémission aucune.
Aura-t-il donc le courage de la laisser partir, Kate, ce doux rève, cette mélodie de chair et de désir ? Ou devra-t-il s'obstiner dans sa quête d'absolu ? Et doit-il laisser la vie lui filer entre les doigts pour s'évanouir en une vapeur d'onirisme déshumanisé ? She looks like the real thing. She tastes like the real thing. My Fake Plastic Love…
M. De St G. n'a plus le temps de s'adonner à de telles pensées car il vient d'apercevoir la silhouette adorable de Kate avec un sac du Bon Marché, traverser le hall avec un empressement nerveux, l'air absent. La foule s'estompe peu à peu de son champ visuel, seule reste Kate. Lumineuse et belle, tellement belle. But I can't help the feeling. I could blow through the ceiling. If I just turn and run. And It Wears Me Out, it wears me out …
Kate ne l'a pas vu. Il semble à M. De St G. qu'il n'aurait qu'à tendre le bras pour la rattraper et la ramener chez lui. Elle est là, habillé d'une simple robe noire empire vaporeuse qui sublime sa taille et ses jambes fines. Elle porte ses lunettes de soleil en bandeau, mais une mèche réticente et affolée danse sur sa joue pâle. And if I could be who you wanted. If I could be who you wanted. For all the time, all the time…

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- Pete m'a appelé ce matin à 7h. Il rentre à Londres. Il veut que je le rejoigne. Il m'a dit qu'il regrettait pour l'autre soir, mais qu'il culpabilisait énormément."
- C'est vraiment original, ça ! Il s'est fait plaquer par Héloïse et maintenant, il te rappelle ! C'est tout ! Ce n'est qu'un sale con. ( Parfois, M. De St G. pouvait être terriblement haïssable. C'est ce qui lui arrivait ce matin-là ).
Kate se retourna et le regarda d'un œil si pénétrant et si noir que De St G. sentit un profond malaise monter en lui et il préféra détourner le regard. Une boule se formait dans sa gorge et se yeux lui piquait désagréablement. Il se tint appuyé contre le pène de la fenêtre, faisant semblant d'observer avec application le traffic en bas de l'immeuble. Mais, en réalité, il ne voyait pas vraiment quoi que ce soit. Il ne voyait pas en effet cette grosse berline rutilante de médiocrité emboutir consciencieusement ses voisines pour se garer quelques mètres plus près de son immeuble. Il ne voyait pas non plus cette petite vieille Burberry, traînée par son caniche hideux, trébucher, heurter le bord du caniveau et rester inanimée sur le trottoir. Il ne vit pas encore plus ce flamboyant cadre en costume italien sortir de la berline, alerte dès le petit matin, et faire un écart sur le trottoir pour ne pas frôler le corps à terre, décharné et grotesque, toujours enchaîné à l'affreuse petite créature velue qui aboyait sur sa maîtresse.
- Je pars le rejoindre, continua Kate. Il a besoin de moi, je suis sa femme et je l'aime de toute façon. Je te rappelle lorsque je suis arrivé à Kensington Church Street.
- Je … Peut-être …, articula péniblement M. De St. Tu fais une erreur de partir si vite… Réfléchis bien … Les mots ne venaient pas, il n'arrivait pas à lui dire plus simplement qu'il était fou amoureux d'elle et qu'il la voulait à ses côtés pour le restant de ses jours…
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Elle est partie ainsi. Sans un bruit. Précipitemment. Sans bagage, abandonnant son parfum immortel entre les murs blancs des vastes pièces de son appartement. M. De St G. s'en enivre, fou, perdu dans son sépulcre de pensées et de sensations. Il reparcourt le chemin qu'elle prenait pour aller du lit au salon, pour se nicher dans le fauteuil en face de la grande fenêtre pour absorber la douce chaleur des premiers rayons du matin. De St G. se roule en position fœtale dans les profondeurs satinés du fauteuil et ferme ses yeux voilés.
Moins d'une heure plus tard, il est immobile dans ce hall inconnu, au milieu d'une foule grégaire et sans visage. Kate se tient devant le tableau d'affichage à quelques mètres de lui et elle tente d'arranger sa mèche de devant, sans succès. Sa main tremble un peu. Elle tourne le dos à De St G. et marche d'un pas faussement assuré en direction de son train.
" Il suffirait que je l'appelle par son prénom, ici, maintenant, pour qu'elle reste à Paris avec moi, songeait M. De St G. Il la voit porter son mouchoir à ses yeux qu'il imagine perlés de larmes, scintillantes sous les halos un peu crus et vulgaires des néons.
Alors M. De St G. remit ses écouteurs, se retourna lentement et sortit de la gare. C'est un beau dimanche matin de mai.
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Sunday morning, praise the dawning
It's just a restless feeling by my side
Early dawning, Sunday morning
It's just the wasted years so close behind
Watch out, the world's behind you
There's always someone around you who will call
It's nothing at all
It's nothing at all

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FIN

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