Monday, July 10, 2006

ACTE II



Aux alentours brumeux de l’heure de minuit, M. De St G. mirait les reflets de son verre rouge qu’il avait commandé des verreries véniciennes, en ce moment, à moitié rempli d’une vodka moscovite accompagné d’un zeste de citron vert. Il savourait ce moment de plaisir esthétique et gustatif pur, appréçiant autant le breuvage, à la substance devenue veloutée par la température extrème de son congélateur, que le jeu du liquide dans le verre, mouvement de balancier, métronome mouvant dans cette prison de pourpre.
Des vibrations répétées et brutales de son portable le rappelèrent au monde de la contingence matérielle : Héloïse l’attendait au bas de son immeuble, " Dépèche-toi, tout le monde nous attend !". M. De St G. enfila son imperméable, vida son verre d’un geste de condamné à mort, éteignit les lumières, transformant la pièce vivante et chaude en un nouveau monde, bleuté, froid et légèrement inquiétant. Il claqua la porte, moins pour s’assurer qu’elle serait bien fermée que pour se réveiller.
Héloïse patientait dans la cour intérieure dans la semi-pénombre, ravissante et mystérieuse dans une robe moirée à fourreau. Son parfum, soldat d’élite bien commandé, assaillit De St G. comme d’habitude. Ce dernier remarqua également que le "tout le monde" se résumait en réalité à un troisième personnage, ombre chinoise près d’une Mini dorée.
" Tiens, tu as gardé la Mini, " fit remarquer M. De St G. en guise de salutations, soudain méfiant devant cette nouvelle apparition. Héloïse le regarda avec un mélange d’agacement et d’ironie et se tourna dans un revers de cascade de cheveux blonds vers le nouveau venu avec un demi-sourire.
" Charles, je te présente Pete Craig, le guitariste des Second Wages. Pete, voici le fameux M. De St G. " Le nommé "Pete" le salua en l'appellant "Charles". Et de ses lèvres, le prénom de De St G. lui parvint comme déformé, perverti, difforme. Ce n’était plus lui, mais une version ordinaire, nominalisée, réduite et réductrice de son personnage. Pete le regarda avec le sourire parfait du minable qui a cousu sur sa propre vacuité le costume de l’artiste, ultime blasphème pour M. De St G. Héloïse, anticipant une réaction quelque peu emportée de ce dernier, le prit alors par le bras pour l’entraîner vers la voiture. Enchaîné, De St G. ne dit mot et se plia aux exigences de sa Circée.

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Le lieu était tel que De St G. l’avait imaginé : un immense appartement trônant au milieu de résidences hausmaniennes dans le VI°. Des lumières aux fenêtres lançaient leurs éclats bruyants dans la contre-allée de l’avenue, séduisants et dangereux comme les feux des naufrageurs. Un chauffeur attendait pour garer les voitures, et il attrapa au vol les clès de la Mini sans lever les yeux sur le trio qui en sortit, très professionnel. Puis un autre domestique vint leur ouvrir.
Au moins une centaine de personnes se mouvait entre les pièces vides de toute décoration de l’appartement, métaphore quelque peu cynique des gens invités ce soir. C'était toute la population clinquante et disparate du Paris rock qui s’était déplaçée.
Un observateur étranger aurait d’abord parlé de cheveux avant toute chose pour la décrire : toute sa singularité s’évanouissait en effet sous une masse hirsute noire à reflets blonds, couronnée par d'extrav agantes paires de lunettes noires de toutes formes, mais toutes griffées. Pouvait-on ensuite distinguer la rayure, de préférence noire et blanche, comme le panache blanc de cette foule, grégarisée par une mode oppressive et omniprésente, imposteur, fausse maîtresse du manège des époques.
L’arrivée de Héloïse et de ses deux cavaliers provoqua un mouvement de reconnaissance dans la foule. Pete devait jouer ce soir car M. De St G. l’apprit de la bouche même de ce-dernier. Décidément, De St G. ne pouvait supporter son minaudage insolent et ridicule. Héloïse les poussa vers le salon principal où une scène improvisée trônait, surélévée par une estrade en acier. Trois personnes y avaient déjà pris place. Lorsque Pete les eût rejoint, on eu dit alors un clonage bâclé des Strokes. Tout l’artifice y était soigneusement reconstitué, costumes d’époque, sons identiques, instruments mimes.

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Le concert fut donc une catastrophe. En effet, les Second Wages excellaient dans le réchauffé artistique, dans le rock de seconde main. Aussi les quelques VIP de l’underground parisien qui étaient présents regardèrent avec mépris et dédain les gamins qui étrénaient leur mèche d’Albator, leurs jeans étroits, leurs T-Shirts rayés de rigueur, applaudissant devant une formation d’opérette, devant un ballet-bouffe qui tournait au sordide de la parodie involontaire.
Pourtant De St G. ne prêtait attention ni à la musique, ni au groupe, ni aux spectateurs, originaux ou clones. Il était captivé par la vision de Héloïse, un peu en retrait dans la pièce, le visage à moitié masqué par l’ombre. Seuls brillaient ses yeux : ils semblaient comme cadenassés sur la silhouette de Pete.
Et Héloïse, comme M. De St G., fut surprise par les applaudissements, les sifflets, les huements qui accompagnèrent la fin du concert.

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Pendant que les pantins exhibaient leur nihilisme de supermarché, on avait installé dans les deux autres salons de larges canapés lie-de-vin autour de tables basses en ferronnerie sur lesquelles on déposa de petites lanternes assorties aux tables. Leur lumière orangée douceureuse nimbait la salle de discrêts halos colorant de jour et de nuit les lourds rideaux de velours pourpre couvrant les murs. Cette façon d’arranger ces salles transforma ce début de soirée pitoyable en un élégant et impudent retournement de situation. Du moins, ce fut ce que crût sentir intuitivement M. De St G.
C’était sans compter sur le génie proprement démoniaque de Héloïse quand il s’agissait de " love affairs ". Et De St G. l’apprit bientôt à ses dépens. En effet, celle-ci se mit à réclamer la tête de De St G. au bout d’une guitare, scandant de façon hystérique son nom, bientôt repris par le gros de la foule, décidément conne jusqu’au bout. Jamais De St G. ne la haït autant qu’en ce moment-là.
Il fallut cependant grimper sur la scène, la tête haute, d’un air majestueux, genre " place aux professionnels ", devant des Second Wages repoussés aux seconds rangs.
" Si elle me provoque, elle va voir de quoi je suis capable …, " grommela De St G., en retirant son imperméable et en jetant un œil aux instruments laissés sur l’estrade.

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C’est une folk électro-acoustique qu’il choisit, parmi une Fender Telecaster et une Les Paul dorée de très mauvais goût. Des dizaines de paires d’yeux le scrutaient intensément comme s’il était le Messie en haut du Tabor prêt à les sermoner. Pourtant, en cet instant, M. De St G. ne regardait que Héloïse qui avait aggripé la main de Pete, tout en lui décochant un demi-sourire narquois et provocant qui frappa De St G. en plein visage comme une violente giffle. La douleur était devenue si intense qu’il lui semblait sentir son cœur se comprimer comme celui d’un oison gelé à l’agonie sur l’herbe verglaçé. Les cris de semonce de la foule lui parvenaient comme de lointains échos d’un monde étranger, ignoble, écoeurant, abject, qu’il voulait fuir, fuir aussi loin que lui auraient permis les frontières du sensible et de la raison.
De St G. aurait voulu être fou ou simple d’esprit pour ne plus ressentir de façon aussi lucide et violente de telles émotions. Comme il devait être mille fois plus doux d’être con… L’intelligence est décidément le pire don que l’on puisse hériter dans un monde aussi détraqué et aussi inique.
Alors que M. De St G. promenait son regard de bête malade et démente sur son peloton d’exécution, ces rangées de barbares pseudo-eugénistes, un être lui tendit la main de son enfer. Des jambes de femmes à moitié enveloppées dans un pantacourt noir montèrent sur la scène aux côtés de De St G. Des mains longues et fines, fuseaux de chair veloutée, empoignèrent une barre de micro et une guitare basse blanche.
" Je connais toutes vos chansons, " avança dans un souffle une voix délicatement rauque, mais extrèment féminine, avec un léger accent. Sûrement britannique.

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M. De St G. fit donc son concert. Il dura un peu plus d’une heure. Mais il fut sûrement le plus beau de sa vie de musicien. Toutes ses chansons les plus mélancoliques, les plus troublées, les plus passionnées, résonnèrent de façon inédite dans son cœur et touchèrent même les invités, surpris de sentir une telle intensité et une telle tristesse. Cependant elles n'atteignirent, n’effleurèrent même pas celle pour qui il avait chanté. En effet, Héloïse avait préféré fuir avec son nouveau jouet dans un autre salon, de ceux que De St G. avait lui-même vanté l’esthétisme et le goùt.
Insensible aux applaudissements, aux félicitations, sans regarder une seule fois la femme qui avait joué de la basse pour lui, il resserra la sangle de son imper autour de sa taille, encore étourdi de ce qu’il venait de vivre et de ressentir. Le visage blâfard, il descendit de l’estrade en chancelant. Il s’approcha du mini-bar installé au fond de la salle et s’assit sur un trépied surélevé. Tandis que le barman lui préparait un vodka "on-the-rocks" dans un verre à coktail, il observait d’un œil distrait la foule qui se dispersait lentement dans les différentes salles, autour des tables, en bavardant naïvement, inconsciente de la tragédie qui s’était jouée lors de ce concert et dont le personnage principal venait mourir en s'échouant ici.
M. De St G. fut pris de nausées violentes; un brouillard opaque, taché de couleurs ocre, rouge sombre et bleu nuit, troubla ses sens. Il porta rapidement son verre à ses lèvres, comme si ce fut l'ultime médecine à tous ses maux. L'alcool descendit puissamment en lui, purifiant ses malaises et dissipant quelque peu la douleur. Il vit alors cette même silhouette qui avait grimpé sur la scène, ce pilori, avec lui. Jamais il n'aurait cru que quelqu'un pouvait ressentir les mêmes émotions que lui. Et pourtant il les lu sur le visage de cette femme aussi distinctement qu'il les avait ressenties en son fors intérieur.

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Un très beau visage, encadré par une longue chevelure de geais, qui lui coupait presque le visage dans sa longueur. Un menton pointé en avant, l'air extrèmement chic et envolé. Un nez long et boudeur. Des yeux immenses et désespérement noirs. Des yeux tristes comme une chanson de Radiohead, comme une bruine sur les immeubles sombres, la nuit. Des sourcils, noirs également, qui se plient en accents de rage sur un beau et large front de porceleine.
Un corps élançé et charmant, adulescent dans sa manière de se mouvoir, comme une geste de ballerine. Un chic fou dans sa façon de le vêtir, ce corps, de le transcender, de l'émanciper de la simple perfection vers une sublimation toute esthétique.
Rarement M. De St G. ne vit une femme aussi belle. Mais jamais, il n'en vit une capable de le comprendre. Et c'est cette faculté particulière de cette inconnue qui l'effraya à ce point. A son approche, il sentit son être trembler, suffoquer, souffrir. Il était si mal à l'aise qu'il fuit du bar, comme ivre, hésitant sur ses jambes comme un très jeune enfant, s'appuyant sur un dos, un mur, une porte. Il passa devant un couple allongé enlaçé sur un canapé. C’est alors qu’il reconnu le rire de Héloïse et se couvra les oreilles. Il traversa le dernier salon après ce qui lui semble une éternité. Les gens le regardaient comme un animal étrange perdu dans son propre délire, comme l'on observe avec pitié, mais avec mépris aussi, un pauvre bougre ivre-mort, un moribond qui se précipite sur son propre échafaud.
FIN DE L'ACTE II

5 comments:

Anonymous said...

Des lignes qui font penser à de la musique d'ambiance. Peut être un peu trop d'adjectifs, de description, et pas assez de vivacité, d'événements. A mon goût. Tout dépend de la vocation de l'auteur, ça reste agréable à lire.

Anonymous said...

Très joli, peut-être un chouia trop littéraire. On sent la facilité de la plume, le tout est de ne pas se cacher derrière...
Mais bravo! Et puis qu'il est attachant ce M. de St G...

Anonymous said...

si je puis me permettre je préférais le fond noir...

Jr said...

Ah ? Bon,je vais voir ce que je peux faire ... ;-)

Anonymous said...

je commence à peine. Beaucoup d'adjectifs qui allourdissent la phrase mais l'ensemble est fort plaisant. Bravo!